La fille de l’ombre (8)

A mesure que je l’écoutais, que je la regardais bouger, je sentais, aidé aussi par le vin qui produisait son effet, s’infiltrer en moi d’autres images, d’autres visions. Au son de sa voix, je déduisais le timbre de ses gémissements, la texture polyphonique de ses râles, à sa façon de caresser négligemment le bord de son assiette en me regardant dans les yeux, j’essayais de deviner ses mains sur moi, je l’imaginais saisir mon pieu de chair et le porter à sa bouche à sa manière de prendre son verre et de l’approcher de ses lèvres. Je me suis souvenu de sa façon de coller son bassin contre mon dos, sur la moto, comme si nous étions déjà amants. J’ai aimé cette soudaine et inattendue proximité. Je me voyais maintenant la plaquer contre un mur, sans crier gare, presque à contre-temps (mais pas à contre-coeur), coincer son corps contre le mien, immobiliser d’une main ses poignets au-dessus de sa tête, déchirer de l’autre son corsage pour libérer ses seins, puis la voir d’un mouvement de bassin se dégager de mon étreinte pour, à son tour, me bloquer entre ce mur et son corps, et aimer ça. Je ne pouvais qu’imaginer nos vêtements voler dans la pièce, je devinais nos courbes qui se complétaient. Nos corps à corps ne pouvaient qu’être féroces… ou n’être pas.
N’être pas parce que je n’arrivais pas à percevoir ce qu’elle pensait de moi. Impossible de sentir si je lui plaisais. Elle avait coupé l’herbe sous le pied du séducteur que j’étais, habitué à mener la danse avec plus ou moins de bonheur. Avec elle, j’avais perdu tous mes repères, elle brouillait comme personne mes radars et je commençais à vraiment aimer ça. Je n’avais pas la moindre idée de là où cette rencontre allait m’emmener, et c’était moi que je découvrais dans cette incertitude.
Privé de mes « réflexes » de séducteur, face à ce moi que je devenais face à elle, presque vierge de toute expérience, j’ai senti, lentement, émerger une envie féroce, sommaire, presque brutale : j’avais envie d’être très mâle, plus mâle que jamais, pas ce mâle de pacotille qui paradait sur sa moto parce qu’en terrain familier, non, j’avais envie d’être un mâle conquérant, audacieux, viril, flamboyant. J’avais envie de me lever, d’empoigner sa crinière et de l’embrasser à pleine bouche, sans fioriture. Je voulais savoir si sa langue était douce, je crevais d’envie de voir comment elle embrassait. Mais, trivialement, la largeur de la table me l’interdisait.
J’avais envie de la prendre, là, dans la relative intimité de cette alcôve, je voulais m’imposer derrière elle, baisser son pantalon et sa culotte pour l’embrocher sommairement, une main sur son coccyx, l’autre sur son crâne, un peu comme dans cette scène fabuleuse tirée d’Il était une fois en Amérique, où James Woods, masqué, viole Elizabeth McGovern, en levrette sur la table de la salle à manger, qui feint d’être abusée mais qui en réalité n’attendait que ça…Mais évidemment, il n’était pas question de tant d’exhibitionnisme. Alors je piaffais d’impatience, je bouillais intérieurement, je ruais dans les brancards. J’accumulais de l’énergie dans mon ventre, je me faisais l’effet d’un taureau qui trépigne juste avant d’être envoyé dans l’arène. J’avais envie de me déployer et de la prendre à la hussarde, de la posséder, de la trousser sans faux semblants, je voulais lui montrer que je bandais pour elle, mais surtout : que j’étais prêt à prendre des risques pour la conquérir. 
Non, je ne me souviens plus avec précision de ce dont nous avons parlé ce jour-là. Ce dont je me souviens en revanche, c’est qu’après la merveille de tajine aux abricots et aux amandes qui nous a été servi, elle a voulu sortir pour griller une cigarette. Je l’ai accompagnée dehors et, entre deux bouffées de nicotine, elle me cloua le bec par ces mots : 
« Mais vous savez que vous me plaisez ? » FIN.

A propos tantramant

Connectés à mon coeur, enracinés dans mon ventre, les mots sont le miroir de mon âme. Parfois sensuels, souvent féroces, toujours sincères.
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9 commentaires pour La fille de l’ombre (8)

  1. FIN ? Grrrr ! Tu as eu bien tort d’écrire cette histoire sur ton blog, tu aurais pu la publier chez HQN 😉

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  2. GreenLullaby dit :

    Comment ça FIN ??? Et comment ça « mais vous savez que… ? » Vous en restez là, vous ?
    Vous ne nous avez pas ouvert l’appétit pour nous laisser sur notre faim. Allez hop, on veut la suite !!!

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  3. tantramant dit :

    Allons allons madame, il faut savoir raison garder. Si je décrivais les unions torrides qui ont suivi ce dîner, la nouvelle perdrait tout son charme, et deviendrait d’un banal pathétique, vous ne trouvez pas ? La frustration, ça a du bon, même en matière de lecture érotique. En laissant le lecteur sur sa fin, je lui offre tous les possibles. :o)
    Néanmoins, s’il y avait une levée de bouclier et un fort plébiscite pour réclamer une suite à ce texte, je pourrais envisager d’éventuellement réfléchir à, peut-être, en rédiger la suite, mais comme la totalité de mes lecteurs a déjà exprimé son avis…

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  4. Hubert dit :

    Aaaaargh ! Moi aussi, je veux la suite….! Jolie histoire en tous cas, contée avec talent..

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  6. Zen75 dit :

    Le 4 cylindre d’un gros 4 pattes fera toujours frémir demoiselle qui s’y pose en sds …
    J’ai bien vu la une certaine aisance avec votre engin, décrire ces courbes, son châssis, et ces formes font d’elle une parfaite partenaire de route…
    Au plaisir ici ou ailleurs sur le grand ruban.

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  7. nenuts dit :

    J’ai lu , j’ai été transportée , j’ai laissé mon esprit fripon imaginer ce qui vient après la fin , et la faim …
    Merci 😉

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