Le goûter (6)

Vendredi 24 octobre 10h37.

Elle se maudissait d’avoir accepté sa proposition. A cet instant précis, elle s’en voulait de lui avoir dit oui, sans réfléchir à ce qui l’attendait. Mais elle ne voulait pas passer pour une fantasmeuse, le genre mère de famille bien sous tout rapport, un mari aimant, sans doute comptable ou fonctionnaire, une maison Phoenix et un labrador, vacances d’hiver à Megéve, vacances d’été sur la côte d’azur, une gentille petite épouse désireuse de colorer son quotidien bien pâle, titillée par l’envie de faire bouillir son cerveau à grands coups de mails indécents et autres sms sulfureux, mais qui aurait flanché au dernier moment, préférant tout laisser en plan au profit de sa petite vie banale. Banale mais tellement rassurante.
Mais en cet instant présent, elle était loin de ces tergiversations. Elle ne contrôlait plus rien. Enchaînée par les poignets, elle était à la merci d’un homme dont elle ne savait rien. Elle essayait de se débattre. Tout ce qu’elle parvenait à faire c’était de se faire mal aux poignets.
– Calme-toi, lui dit-il en posant sa main sur son front. Je sais exactement ce qui se passe dans ta tête à cet instant précis. Tu voudrais te recroqueviller à l’intérieur de toi pour te soustraire à cette situation qui te dépasse. Tu ne supportes pas d’être entravée, tu trouves cette situation grotesque, dangereuse, humiliante. Tu t’en veux de m’avoir fait confiance et tu m’en veux encore plus de t’avoir menti. Maintenant, si cette situation t’est à ce point insupportable, dis-le moi. Un mot de toi et je te détache. Si c’est vraiment ce que tu veux, je te libérerai. Mais tu repartiras d’ici sans avoir jamais croisé mon regard et tu n’entendras plus jamais parler de moi.
– Mais…
– Pas de mais. Aucune négociation possible. Un mot et je te libère. Mais si tu me fais confiance, je te demanderai de trouver en toi les ressources pour que tu te déploies. Tu peux lutter contre la situation, mais tu peux aussi t’en servir à ton avantage. Il y a même un espace où tu y prendras du plaisir. Je sais que tu es venue ici pour ça. Et tu sais que je le sais.
Sa voix était agréable, grave, presque rassurante. Il parlait posément, lentement, comme si la situation était parfaitement anodine, presque banale. Elle pouvait même deviner à son intonation qu’il souriait.
– Bien sûr, tu peux continuer à gesticuler, ça ne fera que marquer tes poignets et t’endolorir. Et accessoirement, soit dit en passant : le bruit de ces chaînes qui s’entrechoquent m’excite plus que de raison. Pourtant, je te le dis, même si ça peut te sembler paradoxal : ici, tu es la reine. Les pleins pouvoirs, c’est toi qui les détiens.
– Quelle sorte de reine accepterait d’être ainsi enchaînée ?, lui opposa-t-elle.
Il lui répondit du tac au tac, comme s’il s’attendait à cette question :
– Une reine tellement au fait de sa puissance qu’elle parviendrait à jouir d’être entravée pour mieux savourer sa liberté. Trouver sa liberté et sa puissance au coeur même de la contrainte. Il faut parfois s’éloigner de son essence pour mieux en prendre conscience. Et en savourer la quintessence.
– Vous êtes un manipulateur de première.
– Un mot et je te libère de tes chaînes.
-…
– Bien. Enfin une parole constructive. Je vais maintenant te demander de porter une attention particulière à ta respiration. Sans chercher à la modifier, prends conscience du mouvement de ta respiration, de son ampleur.
-…
– Maintenant, prends conscience de ton ventre qui se gonfle quand tu inspires, puis sens le souffle qui remonte jusque dans ta cage thoracique, la faisant gonfler à son tour. Et à l’expire, ta poitrine qui se dégonfle, puis ton ventre. Prends plusieurs profondes inspirations. Inspire la détente, permet à l’air de remplir d’abord ton ventre puis tes poumons. Et en expirant, laisse s’envoler ton appréhension. Voilà, c’est mieux. Savoure le bienfait que ces respirations te procurent. Tu es maître chez toi. Ton corps est ton royaume et tu en es le maître.
Porte maintenant ton attention sur tous les points de contact de ton corps avec le futon sur lequel tu es étendue. Descends dans le socle que constitue ton bassin. Prends conscience de tes poignets attachés et de tes bras en croix.
Ses mots avaient rassuré Julie. D’évidence, ça n’était pas le genre de psychopathe qui se serait jeté sur elle. Elle était rassurée sur ce point. Manifestement, il voulait l’emmener quelque part. Elle ne savait pas où, où plutôt si, elle savait où, mais le chemin lui était inconnu et lui semblait pour le moins inattendu. Les intonations douces de sa voix la mettaient en confiance. Petit à petit, la raideur et la crispation dans son corps laissèrent place à une légère détente. Les respirations profondes avaient ralenti les battements de son coeur, la chaleur envahissait progressivement son ventre. Ca lui aurait semblé impossible quelques minutes plus tôt mais elle commençait à apprécier la position dans laquelle il l’avait mise. Les bras en croix, nue, elle était offerte, livrée à ses regards. Elle sentait que la seule manière de retourner la situation en sa faveur était d’abonder dans son sens à lui. Plutôt que de lutter contre cette situation, elle trouverait bientôt le moyen d’en jouir.
La détente se faisait plus profonde encore. Elle sentait le regard de cet homme sur elle. Il ne l’avait toujours pas touchée. Une odeur envahit bientôt ses narines. Elle connaissait cette fragrance : c’était du Nag Shampa, un encens indien qu’elle avait l’habitude de faire brûler chez elle.
Tu apprends vite.
Elle commençait à comprendre ce dont il parlait quand il disait qu’en réalité c’était elle la reine. Elle parvenait maintenant à se délecter de la situation dans laquelle il l’avait mise. Ses mots rassurants, le fait qu’il n’ait pas profité qu’elle était attachée pour se jeter sur elle, tout ça était autant de signaux qui lui disaient que cet homme était plus bienveillant qu’il ne voulait le laisser croire. Elle détendit ses cuisses, et finit par les ouvrir, pour lui offrir, c’était sûr, une vue imprenable sur son origine du monde à elle. Elle se mit à tortiller son bassin avec indolence, pour achever de détendre cette zone. Pianissimo, elle entama une danse lascive, ondulant avec lenteur sur un rythme qui invitait aux rapprochements, il ne saurait y être insensible. Maintenant qu’il l’avait rassurée avec ses mots, elle se mettait à l’appeler. Elle sentait gronder la femelle en elle, tout son être se transformait inexorablement. Elle sentait la pointe de ses seins se durcir, sa bouche s’entrouvrir, ses pupilles se dilater derrière son bandeau. Oui, c’était pour ça qu’elle était venue jusqu’à lui, pour déployer la femelle en elle. Et elle avait désormais une féroce envie de cet homme.
– Maintenant que je sens que tu te détends, tu vas pouvoir recouvrer la vue.
Elle allait enfin voir à quoi ressemblait cet homme si mystérieux. Elle allait enfin pouvoir donner libre cours à ses envies de le provoquer, lui donner une irrésistible envie de la prendre, son excitation grandissait d’instant en instant.
Mais lorsqu’il lui ôta son bandeau, elle se retrouva dans l’obscurité complète et comprit qu’ils étaient tous les deux plongés dans le noir depuis le début.
– Mais… Comment ???
– Hé oui, ma chère Julie,
lui dit-il en souriant : les choses ne sont que rarement ce qu’on croit qu’elles sont. Conclusion : la seule chose sur laquelle tu peux compter, ce sont les sensations de ton corps, pas ce que te dicte ton mental. Ta première leçon est terminée. Tu peux rentrer chez toi.
C’est sur ces mots que s’acheva leur première rencontre. Sur une terrible frustration. Mais les graines qu’il avait semées ce jour-là, ces graines ne tarderaient pas à germer pour le goûter qu’il lui préparait déjà. A suivre.

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